Le Barrage d'Assouan : Monument de l'Ingénierie Moderne et Témoin de l'Histoire Égyptienne

Le barrage d'Assouan, également connu sous son nom arabe Sadd el-Ali, représente l'un des projets d'ingénierie les plus ambitieux du XXe siècle. Situé dans le sud de l'Égypte, près de la ville d'Assouan, cet ouvrage colossal a profondément transformé le paysage égyptien et la vie de millions de personnes depuis son inauguration en 1971.

Avec ses 111 mètres de hauteur, ses 3 800 mètres de longueur et une base épaisse de 980 mètres, le haut barrage d'Assouan domine majestueusement le Nil. Ce monument moderne a créé le lac Nasser, l'un des plus grands lacs artificiels du monde, s'étendant sur environ 550 kilomètres.

L'Histoire du Barrage d'Assouan : De l'Ancien au Nouveau

Les Origines : L'Ancien Barrage

L'histoire hydraulique d'Assouan commence en 1902, lorsque les Britanniques financèrent la construction d'un premier barrage. Long de 2,5 kilomètres, cet ouvrage fut rehaussé à deux reprises, entre 1907-1912 puis entre 1929-1933, mais il ne stockait que 6 milliards de mètres cubes d'eau, une capacité insuffisante pour répondre aux besoins croissants de l'Égypte.

Le Projet Nassérien

En 1954, le président Gamal Abdel Nasser décida d'amorcer la construction d'un nouveau barrage massif, dont les plans avaient été dessinés dès 1945 par Daninos, un ingénieur égyptien. Ce projet pharaonique visait à contrôler les crues du Nil, produire de l'électricité et garantir l'approvisionnement en eau pour l'agriculture tout au long de l'année.

La Construction : Un Défi Géopolitique

Le financement du barrage d'Assouan s'inscrit directement dans le contexte de la Guerre froide. Initialement, l'Égypte se tourna vers les États-Unis et la Banque mondiale pour obtenir un soutien financier. Cependant, suite à la crise de Suez en 1956 et à la nationalisation du canal par Nasser, les investisseurs occidentaux se retirèrent du projet.

L'Union soviétique offrit alors de financer le barrage, et le 9 janvier 1960, Nasser lança le début des travaux. L'URSS assuma environ un tiers du coût de construction et fournit quelque 2 000 experts et techniciens. Le reste fut payé par l'Égypte, notamment en coton, sous forme de troc.

La construction dura environ onze ans et mobilisa quelque 36 000 travailleurs et ingénieurs égyptiens ainsi que des experts soviétiques. Le barrage fut finalement inauguré le 15 janvier 1971 par le président égyptien Anouar al-Sadate et le président du Soviet suprême Nikolaï Viktorovitch Podgorny, peu après la mort de Nasser.

Caractéristiques Techniques du Barrage d'Assouan

Le haut barrage d'Assouan est un véritable exploit d'ingénierie :

  • Hauteur : 111 mètres
  • Longueur : 3 800 mètres
  • Épaisseur : 980 mètres à la base, 40 mètres au sommet
  • Volume : 42,7 millions de m³ de matériaux
  • Capacité d'évacuation : 11 000 m³ d'eau par seconde maximum
  • Production électrique : 12 générateurs de 175 mégawatts chacun, soit 2,1 gigawatts de puissance totale

Le Lac Nasser : Un Réservoir Gigantesque

Le réservoir créé par le barrage constitue le lac Nasser, d'une capacité de retenue de 157 km³ d'eau, long d'environ 550 km sur 10 km de large en moyenne, avec une largeur maximale de 35 kilomètres. Sa superficie de 6 500 km² le place parmi les plus grands lacs artificiels du monde.

Les Avantages du Barrage d'Assouan

Régulation des Crues et Protection contre les Sécheresses

Avant la construction du barrage, le Nil connaissait des variations extrêmes. Les années de grandes crues détruisaient les récoltes, tandis que les années de faibles crues provoquaient sécheresse et famine. Le barrage d'Assouan a mis fin à ces cycles imprévisibles, offrant une sécurité hydrique sans précédent.

Les effets des dangereuses crues de 1964 et de 1973 et les sécheresses menaçantes de 1972-73 et 1983-84 purent être atténués grâce au barrage.

Production Hydroélectrique

Quand le barrage atteignit pour la première fois sa production électrique maximum, il produisait alors la moitié de l'électricité égyptienne et permit de relier la plupart des villages égyptiens au réseau électrique pour la première fois. Aujourd'hui, bien que la demande énergétique ait considérablement augmenté, le barrage continue de fournir environ 10% de l'électricité du pays.

Extension de l'Agriculture

Dès 1964, 973 000 feddans ont été pour la première fois de l'histoire soumis au système de l'irrigation pérenne, permettant une intensification de l'agriculture. La possibilité d'irriguer toute l'année a permis le passage à un système de double, voire triple récolte, augmentant considérablement les rendements agricoles.

Les Conséquences Environnementales et Sociales

La Rétention du Limon

L'un des impacts les plus débattus du barrage concerne la rétention du limon. Pendant des millénaires, les crues annuelles du Nil déposaient des sédiments riches en nutriments qui fertilisaient naturellement les terres agricoles. Le barrage retient désormais ce limon au fond du lac Nasser.

Le limon ne passant plus, la quantité de limon en aval du barrage s'appauvrit d'année en année, obligeant les agriculteurs à recourir massivement aux engrais chimiques, ce qui provoque une pollution des eaux.

Érosion du Delta du Nil

La diminution des apports en sédiments entraîne un déficit de 150 millions de tonnes de sédiments par an, ce qui engendre actuellement un recul du delta du Nil d'environ 30 mètres par an face à l'érosion marine.

Impact sur la Population Nubienne

La mise en eau du réservoir a nécessité le déplacement de 100 000 Nubiens, dont les terres ancestrales ont été submergées par les eaux du lac Nasser. Cette population fut contrainte de s'exiler vers des terres plus reculées, entraînant une diaspora nubienne à travers le monde et la perte progressive de leur héritage culturel.

Le Sauvetage des Temples

Face à la menace d'engloutissement des trésors archéologiques, l'UNESCO coordonna l'une des plus grandes opérations de sauvetage culturel de l'histoire. Une vingtaine de monuments, dont les temples d'Abou-Simbel et de Philae, ont été déplacés sous l'égide de l'UNESCO. Ces monuments, démontés pierre par pierre puis reconstruits sur des sites plus élevés, sont devenus des attractions touristiques majeures. Cependant, des dizaines d'autres sites archéologiques ont été définitivement perdus sous les eaux.

Problèmes de Santé Publique

Le barrage a créé des étendues d'eaux stagnantes favorisant la prolifération de parasites. La bilharziose a connu un développement accru par la multiplication des étendues d'eaux stagnantes due aux bouleversements des paramètres hydrauliques du Nil, provoquant des maladies souvent mortelles.

Le Barrage d'Assouan Aujourd'hui

Un Monument Touristique

Le barrage d'Assouan est devenu une attraction touristique majeure. Les visiteurs peuvent accéder au sommet du barrage, traverser la route qui le surplombe et visiter le monument de l'Amitié soviéto-égyptienne, une tour en forme de fleur de lotus qui abrite un musée expliquant l'histoire de sa construction.

Défis Géopolitiques Actuels

Le barrage d'Assouan fait face à de nouveaux défis au XXIe siècle. L'Éthiopie a construit le Grand barrage de la Renaissance éthiopienne sur le Nil Bleu, modifiant potentiellement l'approvisionnement en eau de l'Égypte. Cette situation a créé des tensions diplomatiques entre les pays riverains du Nil.

La mise en service en 2022 du Barrage de la Renaissance en Éthiopie vient fragiliser l'hydro-hégémonie égyptienne, poussant l'Égypte à diversifier ses sources énergétiques, notamment vers le solaire.

Évaporation et Perte d'Eau

Le volume total d'eau s'écoulant sur le bassin du Nil est en moyenne de 120 milliards de mètres cubes par an dont 50 milliards de mètres cubes s'évaporent, dont 15 dans le lac d'Assouan. Cette évaporation massive représente un défi croissant dans un contexte de changement climatique et de demande accrue en eau.

 

Le barrage d'Assouan incarne le paradoxe du développement moderne. D'un côté, il a permis à l'Égypte de nourrir une population en forte croissance, de contrôler les caprices du Nil, de produire de l'électricité et d'étendre les terres cultivables. De l'autre, il a provoqué des changements environnementaux majeurs, déplacé des populations entières et causé la perte de trésors archéologiques irremplaçables.

Comme le soulignent de nombreux experts, la question n'est pas de savoir si le barrage est bon ou mauvais, mais plutôt de comprendre qu'il représente un choix de société. L'Égypte a choisi la sécurité alimentaire et le développement économique au prix de transformations écologiques profondes.

 

Aujourd'hui, plus de 50 ans après son inauguration, le barrage d'Assouan reste un symbole puissant de l'ambition humaine, de l'ingénierie moderne et des complexités du développement durable. Il rappelle que toute grande réalisation humaine comporte des conséquences, parfois imprévues, qui se révèlent sur plusieurs générations.